La success story d’OpenAI, pionnière de l’intelligence artificielle générative, commence à susciter des interrogations. Alors que la start-up a multiplié les annonces d’investissements massifs dans les infrastructures informatiques, son modèle économique et ses demandes implicites de soutien public alimentent désormais la controverse.

Le fondateur de l’entreprise, Sam Altman, a dû publier le 6 novembre une « clarification » sur X (ex-Twitter) pour démentir toute volonté d’obtenir des garanties de l’État américain dans le financement de ses gigantesques data centers. Une mise au point qui vise à calmer la polémique née de déclarations ambiguës de sa directrice financière, Sarah Friar, et des inquiétudes grandissantes quant à la viabilité financière d’OpenAI face à ses engagements colossaux.

Une polémique née d’un mot de trop

Tout est parti d’une phrase prononcée le 5 novembre par Sarah Friar, lors d’un entretien accordé au Wall Street Journal. Interrogée sur les besoins de financement liés aux projets de data centers d’OpenAI, elle avait évoqué la possibilité d’une « garantie fédérale » permettant de réduire le coût de l’achat de semi-conducteurs et d’équipements énergétiques.

Le tollé a été immédiat. Des figures politiques, notamment le gouverneur républicain Ron DeSantis, ont accusé la société de vouloir “socialiser ses pertes” en cas de crise, tout en privatisant les bénéfices tirés de l’essor de l’intelligence artificielle.

Face à cette réaction, Sam Altman a tenté d’éteindre l’incendie :

« Nous ne cherchons pas à obtenir des garanties de l’État pour les data centers d’OpenAI », a-t-il écrit sur X, insistant sur la solidité financière et l’autonomie de son entreprise.

Mais le mal était fait. La déclaration de la directrice financière a ravivé les doutes sur les capacités réelles de financement de la start-up et sur la durabilité de son modèle économique dans un secteur où les coûts explosent.

Des investissements hors normes

L'appel à la Pause de l'IA

L’enjeu est vertigineux : OpenAI aurait pris des engagements financiers estimés à plus de 1 400 milliards de dollars pour les dix prochaines années, essentiellement destinés à la construction de data centers, à l’achat de puces graphiques (GPU) et à la mise en place d’une infrastructure énergétique capable de soutenir la croissance de ses modèles d’intelligence artificielle.

Ces montants, jugés “astronomiques” par de nombreux observateurs, dépassent de loin ceux engagés par les géants historiques du numérique. À titre de comparaison, les dépenses annuelles combinées de Microsoft, Google et Amazon dans le cloud s’élèvent à environ 200 milliards de dollars.

OpenAI, dont les revenus annuels ne dépasseraient pas 6 à 7 milliards de dollars, doit donc s’appuyer sur une stratégie de levée de fonds continue, adossée à des partenariats stratégiques et à la confiance des investisseurs.

Or, la hausse des coûts énergétiques, la rareté des semi-conducteurs et la dépendance vis-à-vis de Microsoft, son principal partenaire et investisseur, accentuent la pression financière.

Un modèle économique encore fragile

Si ChatGPT a séduit plus de 200 millions d’utilisateurs actifs, sa rentabilité reste très incertaine. Le coût d’exploitation de l’outil, dopé à des modèles de plus en plus puissants, demeure colossal. Chaque requête utilisateur génère une dépense énergétique et informatique considérable, estimée à plusieurs centimes de dollar par interaction.

Les revenus tirés des abonnements payants, des licences d’API et des partenariats avec les entreprises ne suffisent pas encore à équilibrer les comptes. Le modèle économique repose ainsi sur une croissance exponentielle de la demande, censée compenser la hausse continue des dépenses d’infrastructure.

Mais cette équation devient fragile dans un contexte de ralentissement du financement des start-up et de reflux du capital-risque dans la tech. Plusieurs analystes évoquent désormais le risque d’un “effet bulle” de l’IA, où les promesses d’usages massifs peinent à se traduire en revenus tangibles.

La dépendance croissante à Microsoft

Depuis 2019, Microsoft est le principal partenaire stratégique d’OpenAI. Le géant de Redmond a injecté plus de 13 milliards de dollars dans la start-up, en échange d’un accès privilégié à ses technologies et à ses modèles.

Cette alliance permet à OpenAI d’héberger ChatGPT sur l’infrastructure Azure, tout en profitant des capacités de calcul de Microsoft pour entraîner ses modèles. Mais cette dépendance soulève aussi une question stratégique : qui, d’OpenAI ou de Microsoft, détient réellement les leviers du pouvoir économique et technologique ?

Certains analystes estiment que la start-up est devenue trop dépendante de son partenaire, au point que son indépendance financière et opérationnelle pourrait être compromise à long terme. En interne, plusieurs cadres d’OpenAI auraient déjà exprimé leur inquiétude sur cette “symbiose déséquilibrée”, selon laquelle Microsoft tirerait davantage profit de la technologie que la start-up elle-même.

Un pari industriel colossal

Derrière ces tensions se cache un pari technologique d’une ampleur inédite : celui de bâtir un écosystème industriel mondial autour de l’intelligence artificielle. Pour entraîner les modèles de prochaine génération, OpenAI projette la construction de dizaines de data centers hyperconnectés, alimentés par des sources d’énergie décarbonées et des supercalculateurs de nouvelle génération.

Le coût de ces infrastructures est tel que la société doit sécuriser plusieurs niveaux de financement simultanément : fonds privés, partenariats stratégiques et éventuelles aides fiscales. C’est dans ce contexte qu’elle a proposé à la Maison Blanche d’étendre aux data centers les réductions d’impôts actuellement accordées aux fabricants de semi-conducteurs aux États-Unis.

Une suggestion perçue comme une tentative de lobbying industriel, alors même que Washington multiplie les plans de soutien aux filières stratégiques de la tech et de l’énergie.

Des signaux d’alerte dans la Silicon Valley

Ces demandes implicites de soutien public interviennent alors que plusieurs investisseurs de la Silicon Valley commencent à questionner la soutenabilité économique des modèles d’IA générative. Les coûts d’exploitation des grands modèles de langage (LLM) comme GPT-4 sont jugés excessifs, tandis que les marges de monétisation peinent à décoller.

Pour certains économistes, le risque est que la course à la puissance informatique devienne une spirale spéculative, comparable à celle des bulles technologiques passées. “L’IA générative repose sur un modèle où chaque amélioration technologique augmente les coûts plus vite que les revenus”, avertit un analyste du secteur.

Les grandes entreprises du cloud, elles-mêmes confrontées à la hausse de la demande, cherchent désormais à réduire la dépendance aux modèles géants au profit de solutions plus légères, spécialisées et énergétiquement sobres.

Sam Altman tente de rassurer les marchés

Conscient des inquiétudes croissantes, Sam Altman multiplie les interventions pour rassurer les investisseurs et l’opinion publique. Dans son message du 6 novembre, il a assuré qu’OpenAI “dispose des ressources nécessaires pour tenir ses engagements” et qu’“aucune aide publique” n’est envisagée.

Le patron d’OpenAI s’est aussi voulu optimiste sur la rentabilité à venir : la demande en outils d’IA appliquée — notamment dans les secteurs de la santé, de la recherche et de la productivité — pourrait, selon lui, tripler les revenus d’ici 2027.

Mais les observateurs restent prudents. Tant que les coûts de calcul et d’énergie resteront aussi élevés, le modèle d’affaires d’OpenAI demeurera vulnérable, et son ambition d’autofinancement, hypothétique.

Une équation à plusieurs inconnues

Entre ambitions industrielles, contraintes énergétiques et dépendance à ses partenaires, OpenAI se retrouve aujourd’hui à un tournant. Le succès mondial de ChatGPT a placé la société au cœur de la révolution technologique actuelle, mais aussi sous les projecteurs d’une transparence économique nouvelle.

Dans un secteur aussi concurrentiel, la start-up doit désormais convaincre qu’elle peut conjuguer innovation, rentabilité et indépendance — sans compter sur la main de l’État pour amortir ses paris les plus risqués.

Les prochaines années diront si OpenAI parvient à transformer sa vision en un modèle durable, ou si la course à la puissance finira par révéler les limites économiques d’une révolution technologique trop rapide.